Elle est la seule collection d'une telle longévité dans l'histoire de l'édition française. La Bibliothèque rose porte bien ses 150 printemps. Rétrospective.
Le parfum inimitable de leurs pages a embaumé nos chambres d'enfant. Sable humide des villas de bord de mer, plaids molletonnés et feux de bois des longs dimanches d'hiver... un parfum de nostalgie passé de génération en génération depuis 1855. Quel grenier ne recèle pas au moins un de ces petits livres cartonnés de rose ou de vert ? Fouillez les cartons, exhumez ces chefs-d'oeuvre, la magie opère toujours.
Un siècle et demi après sa création, la Bibliothèque rose est bien vivante ! 20 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2005, imputables en grande partie à l'orientation récente de sa ligne éditoriale. Louis Hachette, visionnaire de l'édition, s'attendait-il à une telle pérennité quand il décida, en 1851, d'adapter en France le système des concessions des bibliothèques de gare anglaises ? La Bibliothèque des Chemins de fer est née de cette idée, déclinée en séries thématiques vendues dans les gares. Livres pratiques, romans et, déjà, une série destinée aux plus jeunes, distinguée par la couverture rose qui lui donnera bientôt son nom. Son projet : mettre entre toutes les mains des livres bon marché, facilement reconnaissables, à emporter partout, traitant de tous les domaines. L'ancêtre du livre de poche, qui n'apparaîtra en France qu'en 1953...
L'honneur d'un des premiers titres revient à une grande dame, symbole à elle seule de la collection : Sophie de Ségur, née Rostopchine. Les Malheurs de Sophie, les Petites Filles modèles ou Un bon petit diable, compagnons de milliers de petites filles - et de petits garçons - ont aussi reçu l'éloge de Proust ou de Mauriac. La suivront bientôt Magdeleine du Genestoux ou Zénaïde Fleuriot et, à une époque où la littérature jeunesse n'a pas encore acquis ses lettres de noblesse, des académiciens tel André Maurois. En 1924 est créée la Bibliothèque verte, où l'on exploite le fonds Hetzel racheté dix ans plus tôt. Jules Verne rejoint Dumas et Eugène Sue (remanié) et la jeune Verte prend son essor avec la marque «Aventure». Il faudra attendre les années 50 pour que la Rose reprenne le dessus avec, pour la première fois, les fameuses séries qui ont fait sa légende : le Club des cinq et le Clan des sept d'Enid Blyton (avant Jojo Lapin et Oui-Oui), Bennett d'Anthony Buckeridge ou Fantômette de Georges Chaulet. Le ton est donné.
La diffusion est considérable, jusqu'à 100 000 exemplaires par an pour chaque titre. Pour la première fois, les enfants ont le sentiment de pouvoir posséder une bibliothèque bien à eux, semblable à celle des grands. Quant à Enid Blyton, son biographe François Rivière * explique son secret : «Il tire sans doute son origine de cette faculté de susciter l'ineffable par l'ineffaçable (et vice versa). Les visages qui me restent de ces temps bénis ne sont pas ceux de personnages de roman, mais bien ceux de mes amis. Mais les noms de mes amis se confondent avec ceux que les traducteurs de Miss Blyton apposèrent aux personnages de ses romans : Mick, François, Claude, Annie...» Aujourd'hui encore, le Club des cinq est la sixième meilleure vente de la Rose, avec plus de 300 000 exemplaires. La Rose et la Verte sont-elles restées fidèles à leurs canons ? Le marché du livre jeunesse n'a plus grand-chose de commun avec celui des années 60. Les collections se sont multipliées, la compétition est âpre. Aujourd'hui, les nouveautés se doivent de rimer avec... nouveauté ! Nombre de séries ont disparu du catalogue sous prétexte qu'elles seraient démodées, trop naïves.
La «novélisation» des séries télévisées
Désormais, les éditeurs successifs se tournent peu à peu vers la «novélisation» de séries télévisées, un créneau porteur. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : 5 millions d'exemplaires vendus pour onze titres de Titeuf, 1,5 million de Cédric, 750 000 de Totally Spies, 400 000 de Franklin... Les Bibliothèques rose et verte représentent encore 26% des ventes du poche jeunesse. «Très tôt est venue l'idée de novéliser à partir de l'audiovisuel, rappelle Charlotte Ruffault, directrice de Hachette Jeunesse. Dans les années 20, le premier Mickey a été rédigé par Mme du Genestoux, suivi dans les années 60 par les héros des séries d'animation de l'ORTF. Nous nous inscrivons dans cette continuité.» A côté de ces best-sellers, les quelques créations originales lancées ces dernières années peinent à s'imposer, tels Hôtel Bordemer ou Futékati. «Aujourd'hui, les enfants s'intéressent à des thèmes plus excitants. Les livres classiques ont des références moins immédiates, qui n'ont pas la cote dans les cours de récré. Et je mesure cette évolution en tirant la sonnette d'alarme : les jeunes parents ne transmettent plus autant», déplore Charlotte Ruffault.
L'évolution du fonds s'accompagne de nouveaux habillages (couvertures souples, graphismes et illustrations entièrement repensés), et on envisage de retraduire certains textes dont le Club des cinq, au vocabulaire «très daté». Enfin, tous les Fantômette, dont un inédit sortira en mars après dix-huit ans de silence, vont être retranscrits du passé simple au présent de narration, «plus actuel»... A quand la comtesse de Ségur en langage texto ? «Le même phénomène a touché en France le roman sentimental et certaines séries jeunesse, balayés par des collections plus commerciales, note François Rivière. Langelot, Michel ou Trilby ont disparu, devenus tricards, considérés comme suspects. On peut toutefois les trouver aux Editions du Triomphe, qui rééditent en fac similé ces succès des années passées.»
Quid de la fonction du héros ? Les succès d'hier reposaient sur une identification aux personnages. Fantômette fut la première vraie héroïne féminine. «Je voulais qu'elle soit capable de faire les mêmes choses qu'un garçon», explique son papa, Georges Chaulet. Mick, François, Alice ou Mouche ouvraient les enfants à de nouveaux mondes. Avec Franklin, Kid Paddle ou Titeuf, la dynamique est inversée : on est dans l'intériorisation de choses «vues à la télé». «En retrouvant les personnages de leurs dessins animés, les enfants sont comme dans des pantoufles, ils n'ont pas l'angoisse de l'inconnu, argumente Charlotte Ruffault. Ils consomment le livre comme un produit dérivé de ces séries télé, au même titre qu'une figurine ou un DVD.»
Autre temps, autres moeurs. Cinq générations d'enfants ont grignoté des milliers de petites madeleines roses. Les titres des années 2000 continueront-ils de fabriquer des lecteurs adultes, amateurs de Balzac, Céline ou Dumas ? Réponse pour le 200e anniversaire.
Le parfum inimitable de leurs pages a embaumé nos chambres d'enfant. Sable humide des villas de bord de mer, plaids molletonnés et feux de bois des longs dimanches d'hiver... un parfum de nostalgie passé de génération en génération depuis 1855. Quel grenier ne recèle pas au moins un de ces petits livres cartonnés de rose ou de vert ? Fouillez les cartons, exhumez ces chefs-d'oeuvre, la magie opère toujours.
Un siècle et demi après sa création, la Bibliothèque rose est bien vivante ! 20 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2005, imputables en grande partie à l'orientation récente de sa ligne éditoriale. Louis Hachette, visionnaire de l'édition, s'attendait-il à une telle pérennité quand il décida, en 1851, d'adapter en France le système des concessions des bibliothèques de gare anglaises ? La Bibliothèque des Chemins de fer est née de cette idée, déclinée en séries thématiques vendues dans les gares. Livres pratiques, romans et, déjà, une série destinée aux plus jeunes, distinguée par la couverture rose qui lui donnera bientôt son nom. Son projet : mettre entre toutes les mains des livres bon marché, facilement reconnaissables, à emporter partout, traitant de tous les domaines. L'ancêtre du livre de poche, qui n'apparaîtra en France qu'en 1953...
L'honneur d'un des premiers titres revient à une grande dame, symbole à elle seule de la collection : Sophie de Ségur, née Rostopchine. Les Malheurs de Sophie, les Petites Filles modèles ou Un bon petit diable, compagnons de milliers de petites filles - et de petits garçons - ont aussi reçu l'éloge de Proust ou de Mauriac. La suivront bientôt Magdeleine du Genestoux ou Zénaïde Fleuriot et, à une époque où la littérature jeunesse n'a pas encore acquis ses lettres de noblesse, des académiciens tel André Maurois. En 1924 est créée la Bibliothèque verte, où l'on exploite le fonds Hetzel racheté dix ans plus tôt. Jules Verne rejoint Dumas et Eugène Sue (remanié) et la jeune Verte prend son essor avec la marque «Aventure». Il faudra attendre les années 50 pour que la Rose reprenne le dessus avec, pour la première fois, les fameuses séries qui ont fait sa légende : le Club des cinq et le Clan des sept d'Enid Blyton (avant Jojo Lapin et Oui-Oui), Bennett d'Anthony Buckeridge ou Fantômette de Georges Chaulet. Le ton est donné.
La diffusion est considérable, jusqu'à 100 000 exemplaires par an pour chaque titre. Pour la première fois, les enfants ont le sentiment de pouvoir posséder une bibliothèque bien à eux, semblable à celle des grands. Quant à Enid Blyton, son biographe François Rivière * explique son secret : «Il tire sans doute son origine de cette faculté de susciter l'ineffable par l'ineffaçable (et vice versa). Les visages qui me restent de ces temps bénis ne sont pas ceux de personnages de roman, mais bien ceux de mes amis. Mais les noms de mes amis se confondent avec ceux que les traducteurs de Miss Blyton apposèrent aux personnages de ses romans : Mick, François, Claude, Annie...» Aujourd'hui encore, le Club des cinq est la sixième meilleure vente de la Rose, avec plus de 300 000 exemplaires. La Rose et la Verte sont-elles restées fidèles à leurs canons ? Le marché du livre jeunesse n'a plus grand-chose de commun avec celui des années 60. Les collections se sont multipliées, la compétition est âpre. Aujourd'hui, les nouveautés se doivent de rimer avec... nouveauté ! Nombre de séries ont disparu du catalogue sous prétexte qu'elles seraient démodées, trop naïves.
La «novélisation» des séries télévisées
Désormais, les éditeurs successifs se tournent peu à peu vers la «novélisation» de séries télévisées, un créneau porteur. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : 5 millions d'exemplaires vendus pour onze titres de Titeuf, 1,5 million de Cédric, 750 000 de Totally Spies, 400 000 de Franklin... Les Bibliothèques rose et verte représentent encore 26% des ventes du poche jeunesse. «Très tôt est venue l'idée de novéliser à partir de l'audiovisuel, rappelle Charlotte Ruffault, directrice de Hachette Jeunesse. Dans les années 20, le premier Mickey a été rédigé par Mme du Genestoux, suivi dans les années 60 par les héros des séries d'animation de l'ORTF. Nous nous inscrivons dans cette continuité.» A côté de ces best-sellers, les quelques créations originales lancées ces dernières années peinent à s'imposer, tels Hôtel Bordemer ou Futékati. «Aujourd'hui, les enfants s'intéressent à des thèmes plus excitants. Les livres classiques ont des références moins immédiates, qui n'ont pas la cote dans les cours de récré. Et je mesure cette évolution en tirant la sonnette d'alarme : les jeunes parents ne transmettent plus autant», déplore Charlotte Ruffault.
L'évolution du fonds s'accompagne de nouveaux habillages (couvertures souples, graphismes et illustrations entièrement repensés), et on envisage de retraduire certains textes dont le Club des cinq, au vocabulaire «très daté». Enfin, tous les Fantômette, dont un inédit sortira en mars après dix-huit ans de silence, vont être retranscrits du passé simple au présent de narration, «plus actuel»... A quand la comtesse de Ségur en langage texto ? «Le même phénomène a touché en France le roman sentimental et certaines séries jeunesse, balayés par des collections plus commerciales, note François Rivière. Langelot, Michel ou Trilby ont disparu, devenus tricards, considérés comme suspects. On peut toutefois les trouver aux Editions du Triomphe, qui rééditent en fac similé ces succès des années passées.»
Quid de la fonction du héros ? Les succès d'hier reposaient sur une identification aux personnages. Fantômette fut la première vraie héroïne féminine. «Je voulais qu'elle soit capable de faire les mêmes choses qu'un garçon», explique son papa, Georges Chaulet. Mick, François, Alice ou Mouche ouvraient les enfants à de nouveaux mondes. Avec Franklin, Kid Paddle ou Titeuf, la dynamique est inversée : on est dans l'intériorisation de choses «vues à la télé». «En retrouvant les personnages de leurs dessins animés, les enfants sont comme dans des pantoufles, ils n'ont pas l'angoisse de l'inconnu, argumente Charlotte Ruffault. Ils consomment le livre comme un produit dérivé de ces séries télé, au même titre qu'une figurine ou un DVD.»
Autre temps, autres moeurs. Cinq générations d'enfants ont grignoté des milliers de petites madeleines roses. Les titres des années 2000 continueront-ils de fabriquer des lecteurs adultes, amateurs de Balzac, Céline ou Dumas ? Réponse pour le 200e anniversaire.